
Il n’est pas exagéré de penser que l’heure est grave
Il faut que la vie politique française ait atteint un point de bascule pour qu’à peine nommé, le nouveau ministre de l’Intérieur se soit senti autorisé à déclarer :
« L’Etat de droit, ça n’est pas intangible ni sacré (…) La source de l’Etat de droit, c’est le peuple souverain. »
Ces mots de Monsieur Retailleau sont de très mauvais augure pour l’équilibre des pouvoirs et pour la hiérarchie des normes qui fondent notre ordre juridique européen. Et ils sont de tout aussi mauvais augure pour le projet politique breton, humaniste et pluraliste, qui est très majoritairement partagé sur ces bancs.
Nous connaissons de près la droite réactionnaire des Pays de la Loire aujourd’hui si bien représentée dans le gouvernement Barnier : c’est son idéologie qui a alimenté « La Manif pour tous » ; et ce sont ses héritiers à la tête de la Région voisine qui, au nom d’une invraisemblable identité « ligérienne », s’appliquent à supprimer tous les financements aux associations qui – telles Dastum ou l’Agence Culturelle Bretonne – contribuent à la vitalité de la culture et des langues de Bretagne en Loire Atlantique.
Cette droite-là n’a donc même plus les vertus des conservateurs, auxquels il faut bien reconnaître une attention salvatrice au patrimoine, à l’histoire et à la transmission des mémoires. Cette droite-là est révisionniste, illibérale, et désormais ouvertement populiste. Cette droite-là est tout simplement dangereuse, parce que sa conception absolutiste de la souveraineté populaire est potentiellement attentatoire à l’architecture de conventions et de traités internationaux auxquels la France a adhéré et qui placent la protection des droits humains fondamentaux hors de portée des changements de loi. Comme l’a dit Laurent Fabius, auquel nous pouvons reprocher beaucoup, mais pas cette phrase : « on peut changer l’état du droit, on ne peut pas changer l’État de droit ».
Souvenons-nous un instant des raisons pour lesquelles nos prédécesseurs ont cru bon de consolider l’arsenal de l’État de droit à partir de 1945, après l’Holocauste, et après l’ignominie de Vichy, dont la police est venue arrêter chez elles des familles entières pour les conduire au Vélodrome d’Hiver – après s’être attaquée en premier lieu aux plus vulnérables, à ces milliers de réfugiés et d’apatrides juifs arrivés en France depuis l’Allemagne, la Roumanie ou la Pologne, précisément parce qu’ils croyaient que la patrie des principes supérieurs des Droits de l’Homme et du Citoyen serait pour eux un havre.
Remettre en cause, aujourd’hui, l’État de droit au nom du caractère illimité de la volonté du « peuple » – ce qui se plaide aussi bien à l’extrême droite que chez M. Mélenchon – cela revient, ni plus ni moins, à contester le caractère supérieur des principes affirmés dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE, dans les Conventions de Genève sur le droit humanitaire international, ou encore dans celle de 1951 relative au statut des réfugiés. Si l’on suit cette logique, « le peuple » pourrait, demain – via ses représentants au Parlement – rétablir la peine de mort, instituer la préférence nationale, ou faire « remigrer », c’est à dire déporter, les demandeurs d’asile. Et lorsque les attaques contre l’État de droit rencontrent un projet politique placé sous la bannière de « retour à l’Ordre » (« premièrement le retour à l’ordre, deuxièmement le retour à l’ordre, troisièmement le retour à l’ordre »), il n’est pas exagéré de penser que l’heure est grave.
Elle est d’autant plus grave que le péril n’est pas seulement français ou européen ; il plane sur toutes les démocraties du monde. Dans les paroles de Donald Trump, de Javier Milei, de Viktor Orbán, de Robert Fico, de Herbert Kickl, aux quatre coins du globe, nous entendons monter, converger et s’affermir les éléments d’un récit politique fondé à la fois sur une remise en cause de l’État de droit – rebaptisé « gouvernement des juges » – et sur une conception régressive et culturellement essentialiste de la « nation ».
Alors que pouvons-nous faire, depuis cet hémicycle breton, pour enrayer la progression de ce discours et sa puissance de destruction du lien fraternel ?
Aux yeux du groupe Breizh a-gleiz, la conjoncture nous invite surtout à persister, ou plutôt à redoubler d’efforts et d’énergie, pour faire avancer le grand projet de refondation démocratique que nous portons collectivement à travers notre stratégie d’autonomie pour la Bretagne.
Car, que nous proposent les tenants de l’identitarisme national-républicain « à la française » en guise de solution à tous nos maux, si ce n’est, nous l’avons déjà dit ici, un grand réencastrement sur les frontières du national ? Et qu’avons-nous de plus efficace à opposer à leur projection monolithique, monolingue et monochrome de la République, si ce n’est le projet d’une revitalisation de la démocratie à toutes ses échelles, de la commune à la Région, et jusqu’à Bruxelles ?
Nous vivons une période propice à l’emballement des peurs et des haines, où la tentation est grande de reprendre le contrôle sur un registre vertical et simplificateur. Oui, il nous faut reprendre en main notre destin. En ne transigeant rien, cependant, sur la protection des libertés fondamentales, et en prenant comme point de départ notre condition cardinale d’interdépendance, et donc la nécessité de systèmes complexes de partage de souveraineté, mais dont les articulations doivent être travaillés de manière démocratique et ascendante. C’est là que se situe le cœur de notre projet. Aucun pilotage technocratique et centralisé ne saurait nous faire prendre le tournant des grandes transformations énergétique, agricole, industrielle qu’appellent aussi bien la crise écologique que le nouveau désordre géopolitique qui dominent notre époque.
La tâche est colossale ; elle requiert un immense effort de négociation, de dialogue, de compromis, à l’échelle de chaque territoire. La Bretagne a tous les atouts pour relever ce défi, pour peu que l’Etat français comprenne que les collectivités locales ne sont ni des variables d’ajustement budgétaire, ni de simples courroies de transmission des politiques nationales et européennes. Ou alors la transmission doit marcher dans les deux sens. Les transitions iront dans le mur si elles ne sont pas arrimées à la capacité de nos collectivités de s’instituer comme forces de médiation, en prise avec les réalités de terrain, et comme véritables lieux de délibération décisionnelle, capables de prendre en charge les tensions qui traversent les sociétés locales et de leur offrir un débouché. Pour cela il nous faut urgemment trouver les voies de nouvelles capacités d’action : des ressources fiscales propres et de nouvelles compétences, notamment dans les domaines de préoccupation fondamentaux que sont pour les Bretonnes et les Bretons le logement et la santé.
Forts de ce projet, nous pensons, Monsieur le Président, chers collègues, que le moment est mûr pour aller convaincre les élus de Loire Atlantique que le rattachement à une Bretagne dotée d’une capacité d’action transformatrice, une Bretagne arrimée aux valeurs du pluralisme démocratique, culturel et linguistique est tout de même une perspective plus enthousiasmante et plus porteuse d’avenir qu’un destin dans l’orbite d’une droite aussi lugubre que réactionnaire.
Merci pour votre attention, les élus du groupe Breizh a-gleiz sont à votre disposition pour commencer sans attendre ce travail de conviction !